> Adhérer ! > Faire un don > Soumettre un litige en ligne

Enquête roses, gerbéras, chrysanthèmes : PETALES TOXIQUES

Nos analyses sur trois espèces de fleurs ont révélé à chaque fois de nombreux résidus de pesticides néfastes pour la santé. Avec quelles conséquences ? Notre enquête.

En mars 2022, Emmy, 11 ans, mourait d’une leucémie. L’année suivante, le fonds d’indemnisation des victimes des pesticides reconnaissait le lien entre la maladie de cette enfant et l’exposition professionnelle de sa mère à ces toxiques, durant sa grossesse, alors qu’elle occupait le poste de représentante en fleurs chez un grossiste. Ce drame, révélé en octobre dernier par nos confrères du Monde et de France Info, a suscité de nombreuses réactions ces derniers mois. Et pour cause. S’il est aujourd’hui largement su que l’épandage de produits phytosanitaires provoque can­cers, maladie de Parkinson et pathologies respiratoires chez les agriculteurs (et très probablement aussi leurs familles et leurs voisins), la possibilité que les seuls résidus demeurant sur les fleurs causent de graves maladies était jusqu’alors largement ignorée.

Dix fois plus que dans les aliments

Quinze ans après l’exposition prénatale d’Emmy, y a-t-il encore lieu de s’inquiéter pour les fleuristes et leurs enfants à naître, voire pour leurs clients ? Et, si oui, comment limiter les risques ? Pour répondre à ces questions, nous avons enquêté, mais également envoyé en laboratoire 15 bouquets de fleurs de diverses espèces et origines, achetés dans plusieurs types de commerces. Les résultats sont effarants : nous avons identifié, dans chaque bouquet, de 7 à 46 résidus de pesticides différents, parmi lesquels près de 12, en moyenne, constituent possiblement ou certainement un danger pour la santé (lire l’encadré « Nos analyses exclusives » ci-dessous). Et si les concentrations semblent un peu plus faibles, en moyenne, dans les gerbéras que dans les roses et les chrysanthèmes, il n’en reste pas moins qu’aucune des trois espèces n’est épargnée. Pas même le bouquet français, qui affichait un total de 14 résidus de pesticides, dont 7 présentant un danger pour la santé avéré ou suspecté (perturbateur endocrinien, cancérogène ou encore délétère pour la fertilité ou le fœtus). Depuis l’exposition d’Emmy, les choses ne se sont donc apparemment pas arrangées. Les analyses de nos confrères de 60 millions de consommateurs, menées en 2016 sur 10 bouquets de la reine des fleurs, suggéraient la présence de 11 résidus par échantillon, en moyenne. Neuf ans plus tard, le double a été décelé dans nos roses !

Cette contamination demeure, quoi qu’il en soit, bien supérieure à celle des aliments : nous comptabilisions récemment, lors d’une analyse de 18 espèces de fruits et légumes, moins de 2 résidus de pesticides par échantillon en moyenne. Soit une bonne dizaine de fois moins que dans les fleurs. Une telle différence entre les plantes ornementales et les végétaux nourriciers s’explique par une combinaison de plusieurs facteurs. Tout d’abord, « le marché de la fleur coupée est exigeant : il faut que le produit soit irréprochable », précise Nicolas Guibert, de l’Institut technique de l’horticulture Astredhor.

Nos analyses exclusives

Nous avons acheté, début janvier, 15 bouquets de fleurs (5 de gerbéras, 5 de roses et 5 de chrysanthèmes), dans la grande distribution, en boutique et sur Internet, puis nous avons fait rechercher, en laboratoire, environ 600 résidus de pesticides différents. Nous avons ensuite identifié, parmi les substances retrouvées, celles reconnues par les agences sanitaires françaises ou européennes comme possiblement ou certainement cancérogènes, perturbateurs endocriniens, etc.2 sur 3
C’est la part des bouquets que nous avons analysés qui présentaient des résidus de pesticides interdits dans l’UE.

12
C’est le nombre moyen de résidus suspectés ou avérés dangereux pour la santé retrouvés dans chaque bouquet.

Résultat, « la quantité de pesticides utilisée dans la production florale conventionnelle est souvent beaucoup plus élevée que dans l’agriculture », déclare Tjerk Dalhuisen, chargé de communication au sein de la fédération d’associations PAN Europe, qui lutte contre les pesticides au niveau européen. Chez Astredhor, on reconnaît que « les cultures pérennes sous serre [comme celle des gerbéras en France] sont plus complexes, parce qu’elles cumulent diverses problématiques pendant l’année et sur plusieurs années ». Elles réclameraient, par conséquent, de nombreux traitements. Mais la filière assure qu’à l’inverse, d’autres cultures de fleurs (et en particulier celles annuelles dont les récoltes s’enchaînent sur des cycles courts) « ne nécessitent que très peu de pesticides ». Les callas, giroflées, célo­sies, mufliers et œillets, notamment, compteraient parmi les espèces les moins traitées. Nous n’avons cependant pas pu vérifier leur moindre niveau de contamination, nos analyses s’étant concentrées sur les fleurs faisant partie des plus vendues dans l’Hexagone.

Importations massives

Reste que les pratiques françaises ne représentent qu’une part minime de l’explication. En effet, 80 % des fleurs coupées commercialisées en France sont importées de pays extérieurs à l’Union européenne (Colombie, Équateur, Kenya…). Dans ces États, se pose un problème supplémentaire : de nombreux pesticides dangereux, interdits en Europe, y demeurent utilisés. Ainsi, 33 résidus différents de pesticides prohibés du fait de risques inacceptables pour la santé ou l’environnement ont été détectés dans les deux tiers des bouquets analysés (trois de roses, cinq de chrysanthèmes et deux de gerbéras). Cette situation a des répercussions, connues et dénoncées depuis longtemps, dans les pays exportateurs : « De nombreuses études montrent des conséquences sur la santé des travailleurs des champs, avec notamment des maladies neurologiques, respiratoires, des cancers… mais aussi en matière de pollution des sources d’eau et des sols », rapporte Amy Hinsley, biologiste à l’université d’Oxford, qui a travaillé sur le sujet. D’autant plus que dans ces États producteurs, « les conditions de travail sont souvent difficiles », avec notamment une « exposition récurrente et sans protection à des produits chimiques nocifs », commente Valeria Rodriguez, directrice du plaidoyer au sein de l’ONG Fairtrade/Max Havelaar.

Si l’usage des pesticides dans les champs apparaît plus strictement encadré en France, de nombreuses études ont montré que cela n’était pas non plus sans impact sur ­l’environnement ainsi que sur la santé des agriculteurs, de leurs familles et de leurs voisins. Nous n’avons pas trouvé de données spécifiques sur les éventuels dégâts de la floriculture tricolore, mais la nature des molécules repérées dans les gerbéras français que nous avons analysés n’est pas de nature à rassurer.

Fleurs – D’autres faces sombres

« De nombreux problèmes ont été identifiés en lien avec la floriculture, relate Amy Hinsley, biologiste à l’université d’Oxford. Notamment des enjeux sociaux dans le cas des productions extra-européennes : une compétition avec l’agriculture vivrière, la consommation importante d’eau de ces cultures, ou encore la question du partage des profits avec les populations locales. » La question climatique concerne, quant à elle, les fleurs de toutes origines. En effet, qu’il soit importé du Kenya en avion ou ait poussé sous serre chauffée en Europe, un bouquet de 18 roses acheté à la Saint-Valentin présenterait le même bilan carbone qu’un kilo de bœuf haché !

En France, les fleurs coupées viennent à 80% de pays hors Union européenne – telles ces roses du Kenya, cultivées avec des pesticides interdits chez nous. Elles nous arrivent en avion en passant par les Pays-Bas.

Risques professionnels

En ce qui concerne les fleuristes, « la prise de conscience du risque est beaucoup plus récente », affirme Claire Bourasseau, de l’association Phyto-victimes. « Pendant longtemps, on s’est concentré sur les expositions directes des agriculteurs, en ignorant celle, indirecte, des travailleurs en bout de chaîne », confirme Giovanni Prete, sociologue spécialiste des enjeux de santé environnementale et de santé au travail, qui s’est penché sur le sujet. Les études portant sur les fleuristes se comptent d’ailleurs sur les doigts de la main. L’une d’elles, publiée en 2019 par des chercheurs belges, montre que les urines de ces professionnels contiennent en moyenne, aux périodes d’activité les plus intenses (Saint-Valentin, fête des Mères…), deux fois plus de résidus de pesticides que ce que l’on trouve dans le reste de la population. Et les auteurs d’alerter, en conclusion, sur de « potentiels risques pour la santé » des fleuristes.

« Cette hypothèse est tout sauf fantaisiste », appuie Ghislaine Bouvier, spécialiste de santé environnementale à l’université de Bordeaux. Elle explique : « On est là sur une exposition chronique, multiple… qui passe à la fois par le contact cutané et par l’inhalation des substances volatiles. » Au-delà de l’histoire dramatique d’Emmy, au moins un autre cas de cancer a été récemment reconnu comme en lien avec l’exposition aux pesticides d’un professionnel de la fleur, d’après Claire Bourasseau. « Ces cas reconnus ne sont que la partie émergée de l’iceberg, estime Giovanni Prete. De nombreuses personnes en position de demander cette reconnaissance ne le font pas, pour diverses raisons. »

Et les consommateurs ?

Les clients devraient-ils eux aussi s’inquiéter ? « Scientifiquement, on ne peut pas totalement exclure un risque pour les consommateurs, notamment les personnes qui achètent toutes les semaines des bouquets pour décorer leur intérieur, répond Ghislaine Bouvier. Il est toutefois beaucoup moins important que pour les fleuristes. » Ce n’est donc pas tant pour la protection des clients que pour celle des travailleurs du secteur et de l’environnement qu’associations et chercheurs défendent la nécessité d’agir. « Des conseils de prévention pourraient déjà être donnés aux professionnels, comme le fait de se laver très régulièrement les mains », avance Giovanni Prete. Il évoque également l’idée de « faire en sorte que les fleuristes ne soient pas au contact direct des fleurs durant leur grossesse ».

L’association néerlandaise de lutte contre les pesticides, nommée PAN-NL, particulièrement investie dans la question de la floriculture du fait de l’importance de cette activité aux Pays-Bas, milite, quant à elle, pour la mise en place de « normes juridiques sur les résidus de pesticides dans les fleurs et les plantes coupées ». Autrement dit, fixer des limites quantitatives à chaque substance pouvant se retrouver sur les fleurs, à la manière de ce qui est fait pour les aliments. En s’astreignant, en outre, à une « tolérance zéro pour les résidus de pesticides proscrits dans l’UE ». Les espoirs d’un changement rapide semblent néanmoins faibles. « Alors qu’il faudrait que les interdictions de pesticides ayant cours en France s’appliquent aussi dans les pays depuis lesquels on importe les fleurs, en ce moment, avec le traité Mercosur, c’est l’inverse qu’on nous prépare », regrette Hélène Taquet, cofondatrice du Collectif de la fleur française. « Sur ce sujet, l’inertie est forte », constate Giovanni Prete.

Les consommateurs peuvent malgré tout agir à leur niveau. En privilégiant les fleurs bios, tout d’abord. Cette certification conserve pour les plantes ornementales les mêmes exigences que pour les aliments, qu’il s’agisse de produits cultivés en Europe ou importés de plus loin. À savoir, parmi de nombreuses autres contraintes, le bannissement de tout pesticide chimique. Un mode de culture qui a largement démontré son intérêt, mais qui reste, malheureusement, encore très marginal en floriculture. « On doit peut-être atteindre, en France, 200 producteurs certifiés en agriculture biologique », estime Hélène Taquet. Pas de quoi combler tous les cœurs à la Saint-Valentin… De plus, certaines fleurs particulièrement fragiles, comme le gerbéra, ou de nombreuses espèces à bulbe (tulipes, jacinthes, dahlias…) ne sont pas disponibles en certification « AB », ou alors très peu. « Ça va venir, on est au tout début », veut croire Émeline Declerck, floricultrice à Morlaix (29) et présidente de l’association Fermes florales bios, qui observe « beaucoup d’installations de jeunes en bio ».

En attendant, si vous ne trouvez pas de fleurs « AB » autour de chez vous, il reste l’origine France, qui garantit le respect d’un minimum de règles entourant l’usage des pesticides, à commencer par l’exclusion des substances les plus dangereuses. Il vous faudra cependant faire confiance à votre fleuriste, l’affichage de l’origine n’étant pas obligatoire sur les fleurs. Méfiez-vous au passage des appellations marketing : ce n’est pas parce qu’un site internet s’appelle Francefleurs, par exemple, que ses roses ne viennent pas du Kenya… Seul le label Fleurs de France constitue une garantie. Le choix de variétés a priori moins gourmandes en pesticides, citées précédemment, semble également une option intéressante. Enfin, en privilégiant celles de saison (lire le calendrier ci-dessous), vous réduisez aussi leur bilan carbone, qui peut sinon être très important.

Recevez gratuitement notre newsletter


Les instructions pour vous désabonner sont incluses dans chaque message.